Ce matin, je suis allée voir le lever du soleil pour toi.
Les petits riens ont toujours été photographiés pour toi, parce que je savais que chaque matin avant de commencer tes consultations tu les regardais, tu profitais de ta Provence et des chevaux, toi perdue là bas dans cette immense Bretagne. Je sais que tu venais chaque jour, et que tu partageais ces petits moments avec ta secrétaire et même tes patients, tu leur montrais mes ouvrages comme des trésors précieux, les photos du Luberon comme un Eden perdu.
Ce matin, j’ai fait un café à l’aube, parce pour ça nous nous ressemblions beaucoup, nous nous levions toujours très tôt et je l’ai partagé avec toi.
Enfants, la nuit, nous discutions ensemble en dormant, nous chantions même, nous partagions les mêmes rêves, mais seulement dans notre sommeil, pour mieux nous battre une fois réveillées, des soeurs qui ne se disputent pas, ne sont pas des soeurs. La vie nous a séparées, géographiquement quand tu étais d’un côté du monde, j’étais de l’autre.
Major de ta promo, tu as été un excellent médecin militaire, et un merveilleux généraliste. Tes combats étaient également les miens, harcèlement, exploitation … tu soignais les gens fatigués, les gens à bout, les êtres oubliés, les gens déglingués par l’horreur du monde, les esseulés et les sans grade, ceux qui n’espéraient plus rien, tu me soignais également.
Nous nous appelions de bureau à bureau, sans que vraiment personne ne le sache, un secret entre nous, tu m’as expliqué les méandres psychologiques des chocs post-traumatiques, des bascules, de tout ce qu’un être en mission peut subir. Et je comprenais et ça m’aidait. Tu me parlais de tes enfants, je te parlais des miens. Et nous nous marrions ensemble de cette fameuse principauté instaurée au sein même de la République, avec ses règles, ses lois que nous avions un peu du mal à suivre, que nous n’arrivions absolument pas à suivre, libres et pieds nus dans nos rangers, nous étions.
Ton caractère éprouvant nous épuisait un peu plus chaque jour, nous te surnommions la marée, se demandant sur quelle amplitude tu serais au moment où nous te parlerions, jusqu’à ce qu’on apprenne qu’une salope te rongeait le cerveau. A ta première opération, un petit mot sur ton répondeur, t’excusait de ne pas avoir été vraiment toi même durant tant de temps.
Tu t’es battue 6 ans, en ne voulant pas accepter le verdict irrémédiable, opérations sur opérations, chimio sur chimio, rayons sur rayons, avec pour seul but, de n’inquiéter personne, et de combattre et de travailler jusqu’au bout.
Je savais que ton espérance de vie ne serait pas très grande. Je savais que l’astrocytome, cette salope au si joli nom, allait s’étoiler inlassablement dans ta tête. Et lorsque tu es venue il y a aujourd’hui 5 mois, pour vivre avec nous, je savais que c’était pour mourir chez toi, tu t’es couchée pour ne plus te relever.
On a fait les clowns, on a déconné tant et plus, on a tout essayé pour se convaincre que ce n’était pas les derniers moments, on s’est empiffré de pizzas et de bonbons Haribo, la salope te paralysait chaque jour un peu plus. Nous te faisions si mal, à chaque geste banal et pourtant si douloureux, tes os fragilisés et cassants par des années de traitements.
Tu nous parlais, tu étais fière de tes neveux et nièces, tu étais rassurée que tes enfants soient devenus autonomes, tu me disais que notre frère était fort, mon mari fantastique. Tu attendais chaque jour courageusement en nous rassurant à chaque fois, alors que tu savais très bien qu’elle s’infiltrait partout.
Tu aimais voir les juments de ta fenêtre faire les folles dans le champ. Toi pour qui le cheval était une passion.
Tes derniers mots conscients ont été « On y va ? », « On a bien rigolé, hein ? »
Oui Marie, on a bien rigolé, et je me souviens de cette photo de Noël, où je te tiens solidement dans mes bras, tu dois avoir deux ans, j’en ai trois de plus, j’avais si peur de te faire tomber et nous ne t’avons pas laisser tomber jusqu’au bout.
Je veux croire que tu es aujourd’hui auprès des enfants perdus ceux d’Afrique et d’ailleurs et que tu t’occupes d’eux, comme tu t’es occupée d’eux de ton vivant. Tu as été une femme formidable, une mère fantastique, un médecin fabuleux.
L’automne est là, ce matin, j’ai essayé de regarder pour toi les dernières fleurs d’un été qui se voudrait éternel, la campagne a mis ses vêtements de mélancolie, au coeur de la brume matinale, j’ai regardé les étourneaux … l’hiver va être difficile sans toi, je suis amputée à jamais.
On prépare Halloween, le Samhain plutôt, tout doucement, ce moment où les portes s’ouvrent sur l’autre monde, ce moment si fragile, où les vivants assurent l’hospitalité aux âmes de leurs disparus et honorent leurs ancêtres, dis leurs à tous qu’ils nous manquent.
Dans le jardin, ou du moins ce qu’il en reste après 6 mois de sécheresse, un oiseau a laissé quelques plumes sur une branche à moins que ce ne soit un ange, ou ton chat qui a fait un petit déjeuner (Black Jack reste avec nous, c’est promis, il nous a adoptés), peut être que quelques improbables vont naître ici juste pour continuer ta mission, et les petits riens continueront pour toi et pour tous ceux qui en ont besoin.
Est ce que tu as vu ? Une dernière rose trémière a fleuri sur un branche sèche.
Que Saint Luc te protège … ce qui nous a séparé de ton vivant, ne pourra plus nous séparer, tu vis en nous.
Le Premier Maitre te présente ses respects, Madame le Médecin en Chef.
Ta soeur qui sera éternellement plus vieille que toi.
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